C’est l’histoire d’un petit nuage qui ne s’aimait guère. Il n’aimait pas son prénom (« Grisouille », ça sonnait comme « aïe, aïe, ouille »). Il n’aimait pas son existence, passée à se voir balloté de ça et là par la vie, au gré des courants aériens, sans pouvoir contrôler ni la destination ni le chemin. Et par-dessus tout, il n’aimait pas son apparence, ah non, pas du tout ! Gris-blanc, informe et vaguement rond, avait-on idée de ne ressembler à rien de particulier au point d’avoir l’air de tout ? Oui, il les entendait bien, les habitants du dessous, dire tantôt de lui « tiens, un avion », « oh, regarde, on dirait un lapin » ou encore « ça fait comme une tortue » et il n’appréciait guère cet aspect passe-partout qu’on lui prêtait. Alors Grisouille, ennuyé par la vie et chahuté par les vents, se réfugiait dans ses rêveries. Il se rêvait alors fuselé et élancé, vibrant de couleurs douces mais puissantes, capable d’apparaître et de disparaître quand bon lui semblerait, maître de son destin ! Dans ces moments-là, tout lui semblait possible, et la vie retrouvait un peu d’attrait. Mais bien vite, il se cognait de nouveau à l’un de ses compagnons de cette manière qu’il trouvait détestable, se fondant presque les uns dans les autres en un enchevêtrement de nuages dans lequel une mère ne saurait plus distinguer ses petits, et le voilà qui était ramené à la réalité de son existence. Fini les rêves, se disait-il ! « Voilà tout ce que je suis, une petite éponge triste et grisouille, un peu d’eau, un peu d’air, et même pas capable d’être rose et sucré comme ces barbes-à-papa qui me narguent depuis le monde d’en dessous ! » Et à cette idée, il pleuvait quelques larmes, malheureux et impuissant…
Un beau jour, alors que Grisouille survolait les collines du Northumberland, le comté le plus pluvieux d’Angleterre, les courants le poussèrent une fois encore à s’écraser contre ses pairs et tous se mirent à pleurer tant et plus. Mais voilà qu’en quelques minutes, contre toute attente, Soleil transperça l’horizon et les inonda de lumière, fier et rayonnant, inébranlable et résolu. Et c’est alors que Grisouille fit la plus belle rencontre de sa vie. En quelques instants, il vit apparaître au-dessus de la brume d’étranges courants de lumière ondoyante : un rouge vermeil, un orange mandarine, un jaune paille, un vert émeraude… Et puis encore, en-dessous, un bleu turquoise, puis un bleu azur et enfin, plus beau que tout ce qu’il avait jamais vu de sa vie, un rayon nimbé de violet semblable aux plus belles améthystes du monde ! Chacune de ces couleurs ondoyait doucement les unes par-dessus les autres en une grande arche courbe qui s’élevait de la terre jusqu’au ciel tel une porte magique ouvrant sur le paradis. Grisouille était tellement stupéfait, perdu dans la contemplation de cette beauté mystique, qu’il en avait arrêté de pleurer sans même s’en rendre compte. Quelques secondes plus tard, il était au côté de cette merveille et lui demandait son nom. « Arc-En-Ciel » répondit l’arche de lumière.
« - Arc-En-Ciel… ! Je veux être toi ! S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît, fais-moi être toi !
- Je ne peux pas te transformer en Arc-en-ciel, petit nuage, cela m’est impossible.
- Alors comment ? Oh, je t’en prie, dis-moi comment devenir toi. Je ferai tout. Je ferai n’importe quoi. Je m’entraînerai jour et nuit, je lirai tous les livres du monde, je donnerai ma fortune ! Je ferai tout, te dis-je ! Je suis prêt à disparaître complètement, à me morceler et à me dissoudre. Mais dis-moi comment devenir toi !
- Que dis-tu là ? Quelle folie ! Pourquoi chercher à être quelqu’un d’autre que toi ?
- Mais enfin, quelle question ridicule ! Je ne suis qu’une petite masse grise et informe : moi aussi, je veux toutes les couleurs du monde ! Les gens soupirent en me voyant lorsqu’ils ouvrent leurs volets au petit matin alors qu’ils s’extasient sur ton passage ! Et je suis à la merci de tous les vents et de chaque humeur du ciel quand tu es quant à toi maître de ta destinée, apparaissant où tu le souhaites et disparaissant à volonté !
- Oh, petit nuage. Quelles drôles d’idées tu t’es faites du monde et de toi-même… Laisse-moi te conter quelque chose pour remettre un peu d’ordre dans cette petite tête bien embrumée… Tu me crois donc plus puissant et plus beau que toi ?
- C’est évident, enfin ! répondit Grisouille qui commençait à s’agacer.
- N’as-tu donc vraiment aucune conscience de ton pouvoir créateur ?
- De quoi parles-tu ? Allez, arrête les grands discours et dis-moi juste comment devenir arc-en-ciel, je t’en supplie ! Je suis prêt à tout, te dis-je !
- Mais enfin ! Tout est déjà en toi, petit nuage. Tout est déjà en toi.
- Je ne comprends décidément rien à ce charabia !
- C’est de toi que je suis né, petit nuage. Tu me crois maître de ma destinée et de mes apparitions ? Aucun de nous ne contrôle les courants de la vie, moi pas plus que toi. Tu me crois naturellement vibrant de couleurs et de magie ? Mais je ne suis rien sans toi ! C’est de ton eau et de la lumière de Soleil que je nais avant de disparaître.
- Comment cela ? Que dis-tu là ?
- Oui… C’est lorsque tu laisses libre cours à ton chagrin et que tes émotions rencontrent la lumière et osent rayonner en plein jour que je peux vivre à mon tour. Comprends-tu ?
- Je crois… Mais cela est bien extraordinaire. Es-tu en train de me dire que de ma tristesse peut naître la joie ? Que de mes ombres peut jaillir la lumière ? Et que ma grisaille contient elle aussi toutes les couleurs du monde ?
- Tout à fait. Les instants de joie sont fugaces et précieux, tout comme moi. C’est du mélange des émotions qu’ils naissent, lorsque joie et nostalgie ou peur et courage s’entremêlent soudain. Lorsque l’ombre rencontre la lumière.
- Voilà qui est… Voilà qui est… haut en couleurs ! ça alors ! Mais comment puis-je donc recréer ce miracle ? Comment te faire renaître, toi, ma beauté totale ?
- Il te suffit pour cela d’oser être. Il n’y a rien à devenir, petit nuage. Sois simplement toi-même, tantôt blanc clair, tantôt noir colère, mais toujours Grisouille. Si tu oses exprimer tes joies et tes peines, si tu oses les vivre au grand jour et faire la lumière sur tes émotions, alors tu travailleras avec Soleil. Et dès que tu t’allies à lui, je serai là. Je serai là pour te rappeler toutes les couleurs et la beauté qu’il y a en toi.
Un conte de Jade Arestan-Mallet
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